Pour un «An I» de la souveraineté économique
Alors qu’un grand nombre d’usines comme ArjoWiggins Security ou Ascoval ferme, il faut en finir avec la logique européenne à l’œuvre depuis des décennies en redonnant à la France les moyens de son génie industriel, plaide Djordje Kuzmanovic, président de «République souveraine».
À chaque conflit social, à chaque destruction d’un appareil industriel, à chaque délocalisation, c’est un crève-cœur qui nous frappe. Crèvecœur, c’est est aussi le nom du hameau de Jouy-sur-Morin (77) où est implantée l’usine d’ArjoWiggins Security, liquidée en janvier 2019 après avoir été vendue, moins d’un an auparavant, au fonds suisse Blue Motion Technologies Holding. Parce que son histoire remonte aux premières fabriques de papier du XVe siècle, parce qu’elle produisait, seule en France, les papiers sécurisés de l’État (cartes grises, billets…), la disparition d’ArjoWiggins Security est une tragédie, à la fois pour les 240 employés du site, mais aussi, plus largement, pour la souveraineté économique de notre pays et pour le patrimoine de nos savoir-faire. Les papiers officiels de l’État français seront-ils désormais fabriqués en Chine?
Les «Arjo» ont eu beau brûler les bobines de papier devant leur usine, manifester sous les fenêtres de Bercy et interpeller élus et Gouvernement, rien n’y a fait. Les représentants de l’État ont, comme d’habitude, fait des moulinets avec les bras, s’engageant «personnellement», tel Édouard Philippe à l’Assemblée nationale, à «faire en sorte que l’État soit totalement mobilisé» pour essayer de «trouver la meilleure solution» pour la papeterie. Mais dans les faits, l’État a non seulement refusé de considérer la possibilité de nationaliser l’entreprise, comme l’y appelait la Fédération CGT des travailleurs du papier, et échoué à trouver un repreneur valable, mais il n’a pas bougé son petit doigt pour donner une chance au projet de reprise proposé par les salariés, qui exigeait pourtant de rassembler moins de 20 millions d’euros.
À qui le tour la prochaine fois ? À Airbus, à Renault, on le craint.
ArjoWiggins Security est désormais une pierre tombale de plus dans le grand cimetière des fleurons de l’industrie française. Ils ont été nombreux, ces dernières années, à disparaître ou à voir leurs centres de décision passer à l’étranger. Achevée la sidérurgie! Mangé Arcelor! Trépassé Pechinay! Décédé Alcatel! Découpé Alstom! Fusionné Lafarge! Cassé Sambre-et-Meuse!… La liste est longue. Nous avons subi cette tragique litanie sans que personne ne soit questionné ni mis en cause. Les fossoyeurs – les Serge Tchuruk, Jean-Pierre Rodier ou Patrick Kron – ont pris leurs retraites dorées et vont bien, merci pour eux et tant pis pour la France. À qui le tour la prochaine fois? À Airbus, à Renault, on le craint.
Face à ce dépeçage en règle, l’État a pointé aux abonnés absents. Certes, nous avons à chaque fois eu droit aux propos émus du Gouvernement, aux menaces rituelles contre les patrons défaillants, aux promesses solennelles ; mais jamais à des actes concrets. Ainsi, ces derniers mois, à côté d’ArjoWiggins, plusieurs autres usines luttaient pour la survie, dont l’aciérie Ascoval à Saint-Saulve – qui sera fixée sur son sort dans quelques jours – et le site Blanquefort de Ford. Alors que la première collectionnait des offres de reprise bancales, la seconde a fait l’objet d’une offre sérieuse, que le constructeur s’est permis de rejeter, par deux fois. Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, a tempêté contre Ford, qualifiant son attitude de «trahison» ; Benjamin Griveau, alors porte-parole du Gouvernement, est allé jusqu’à annoncer des représailles en matière d’attribution de marchés publics.Mais rien n’a été fait ni pour contraindre la société à accepter un repreneur, ni pour nationaliser les usines en déshérence.
Certes, les mains de l’État sont liées par le cadre européen, l’interdiction des aides aux entreprises l’empêchant de mener toute politique industrielle d’ampleur. Mais loin d’être combattue, cette impuissance – symbolisée par le célèbre «L’État ne peut pas tout» de Lionel Jospin – est endossée et organisée par nos dirigeants qui, en matière d’automutilation, font figure de champions là où leurs homologues allemands, américains ou chinois se montrent bien plus stratèges. Tous, depuis 36 ans, ont acquiescé à une construction européenne qui grave dans le marbre leur refus idéologique de toute intervention stratégique de l’État comme de toute forme de protectionnisme, et leur abandon de la notion même de politique industrielle et d’intérêts nationaux français. Tous ont rivalisé de zèle pour parachever la «grande transformation» décrite par Karl Polanyi, qui signe le désencastrement du marché libre érigé en dogme par rapport au reste des relations sociales.
C’est, plus largement, toute notre économie qui pâtit de la disparition de l’État planificateur et garant de l’intérêt général.
Ayant applaudi ou activement promu la soumission de l’État aux traités de libre-échange et aux règles européennes qui le privent de toute latitude d’action et donnent l’avantage aux multinationales, ils peuvent bien aujourd’hui se montrer émus devant la destruction de notre tissu industriel ; mais Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes – le sarcasme de Bossuet a rarement été aussi pertinent.
Si l’industrie française part à vau-l’eau, avec la complicité des dirigeants, le problème excède de loin ce secteur. C’est, plus largement, toute notre économie qui pâtit de la disparition de l’État planificateur et garant de l’intérêt général. En effet, à l’absence de politique industrielle et de régulation du secteur privé fait écho le désengagement de l’État en matière de services publics, dont le périmètre se réduit comme peau de chagrin, entre dérégulation, privatisation et externalisation des activités les plus lucratives. Pour complaire aux directives européennes visant l’ouverture à la concurrence, les secteurs hautement stratégiques du transport ferroviaire et de l’énergie ont ainsi été soumis à la logique marchande. Après la privatisation ruineuse des autoroutes, c’est au tour des aéroports de subir le même sort, Aéroports de Paris (ADP) en tête – sauf si la mobilisation populaire, telle la pétition initiée par Coralie Delaume, parvient à le leur éviter. Plus incroyable encore compte tenu des risques encourus par rapport aux mécanismes de distributions de l’électricité, la privatisation des barrages hydroélectriques, exigée par Bruxelles, est elle aussi à l’agenda. Enfin, un rapport remis récemment au ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin – rédigé par le coprésident d’une entreprise susceptible de profiter directement des réformes à venir et un cabinet de lobbying ultralibéral -, préconise d’externaliser massivement les fonctions support des ministères en les confiant au secteur privé.
Ainsi organisé, ce petit monde n’est guidé ni par l’intérêt des usagers ni par l’intérêt à long terme de la France, mais par le vulgaire appât du gain immédiat.
Guidées par l’idéologie du marché libre, ces réformes sont présentées comme nécessaires au nom de l’efficacité supposée du secteur privé et des économies qu’elles feraient faire à l’État. Ces deux arguments sont pourtant régulièrement démentis par l’expérience, la délégation des tâches au privé se traduisant en général par une dégradation du service rendu aux usagers et une explosion des coûts, sans parler des problèmes de sécurité dans les branches sensibles – pensons aux récentes révélations sur le défaut d’entretien des voies ferrées par SNCF Réseau et son rôle dans l’accident mortel de Brétigny-sur-Orge.
Ces réformes et abandons, tant en matière d’industrie que de services publics, reflètent surtout l’inféodation de la sphère politique aux élites économiques, le pantouflage et les allers-retours entre la haute fonction publique et le monde des affaires créant un entre-soi indémêlable, fait de consanguinité, collusion d’intérêts et renvois d’ascenseur. Les exemples sont légion, mais rappelons-en un, à la fois récent et particulièrement choquant car touchant au sommet même de l’État: le bradage d’Alstom – entreprise stratégique s’il en est, produisant les TGV et les chaudières propulsant nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui assurent la dissuasion nucléaire française – à l’américain General Electric par un certain Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée. Cette opération a permis à Bouygues, Bank of America et la banque Rothschild d’empocher plus de 4,5 milliards d’euros de bénéfices, avant que Hugh Bailey, ami et ex-conseiller d’Emmanuel Macron, devienne patron de General Electric France, au moment où le groupe s’apprête à supprimer 180 emplois sur son site de Belfort.
Dans ce contexte, Bruno Le Maire peut bien dénoncer solennellement la «trahison» de Ford, mais ce qui nous est présenté comme une épreuve de force entre patrons voyous et gouvernants régulateurs relève d’une pure mise en scène, les deux parties jouant une mi-temps dans chaque camp. Ainsi organisé, ce petit monde n’est guidé ni par l’intérêt des usagers ni par l’intérêt à long terme de la France, mais par le vulgaire appât du gain immédiat. Alors que notre tissu industriel se défait, que les services rendus aux usagers se dégradent et que les plans de licenciement se multiplient, jamais les élites financières françaises ne se sont aussi bien portées ; jamais le nombre de milliardaires dans notre pays n’a été aussi grand – preuve s’il en est de l’abîme qui sépare la réussite pécuniaire des «premiers de cordée» et le succès économique d’une nation.
Si l’on ne veut pas que ces reculs deviennent irréversibles, si l’on refuse de voir la France devenir une nation de second plan, il faut agir.
Pour tout Français préoccupé du destin de son pays, ces constats relèvent d’un scandale et appellent une action urgente pour enrayer le déclin et redonner à la France un avenir digne de ce nom. L’État doit retrouver son rôle pivot dans l’économie, en tant que planificateur, régulateur et protecteur. Ce retour est indispensable non seulement du point de vue de l’intérêt de nos concitoyens – usagers des services publics, salariés de l’industrie et fonctionnaires -, mais aussi de celui des intérêts stratégiques de la Nation, qui ne se résument pas uniquement à notre souveraineté militaire, énergétique ou logistique, mais renvoient à notre capacité de mener les politiques de notre choix dans les domaines les plus divers. Ainsi, on parle beaucoup de transition écologique, mais on se souvient rarement que celle-ci est inatteignable à travers les seules forces du marché, seule une puissance publique capable de planification à long terme et pourvue de moyens adéquats pouvant la programmer et en contrôler la mise en œuvre.
Si l’on ne veut pas que ces reculs deviennent irréversibles, si l’on refuse de voir la France devenir une nation de second plan, il faut agir. Et pour commencer, sans attendre le changement de l’équipe inique au pouvoir, il faut tout faire pour limiter les privatisations des structures et entreprises stratégiques. Ainsi, l’initiative des 218 parlementaires, de gauche comme de droite, qui ont signé un texte contre la privatisation des Aéroports de Paris (ADP), première étape pour l’organisation d’un référendum d’initiative partagée, doit-elle être soutenue sans réserve.
Face à l’ultralibéralisme obtus de l’équipe Macron, nous devons retrouver l’esprit du bon sens et le sens du compromis pour sauver ce qui peut encore l’être.
Sous peine de disparition de notre capacité productive, il faut en finir avec la logique libérale à l’œuvre depuis des décennies. Face aux crises, il ne faut rien s’interdire pour sauver les salariés, leur savoir-faire et leur appareil industriel. Mais il nous faut retrouver de l’ambition aussi, en redonnant à la France les moyens de son génie industriel et de sa capacité d’innovation. Face à l’ultralibéralisme obtus de l’équipe Macron, nous devons retrouver l’esprit du bon sens et le sens du compromis pour sauver ce qui peut encore l’être, en attendant de porter au pouvoir des élus plus soucieux de la grandeur et du bien-être de leur pays que les professionnels du renoncement et de la déprédation aujourd’hui aux commandes.
Djordje Kuzmanovic
Président de République souveraine
Version originellement publiée sur le site lefigaro.fr le 24 Avril 2019.